Lors de la journée Intramuros de Cognac, six auteurs ont été autorisés à visiter leurs lecteurs (et jury) dans les établissements pénitentiaires de Charentes et de Charentes Maritime. Moments forts. J'en ai tiré le texte suivant :
La porte de l’océan
© Alain BRON, 2010
On vit aussi d’émotions.
Le propre des bien-pensants est de faire des prisonniers non seulement des personnes privées de liberté mais aussi privées d’émotions. Une façon de leur faire payer la faute doublement tout en les oubliant.
Je pense, tout au contraire, que la littérature et le théâtre apportent aux détenus de nécessaires stimulations pour l’après-monde carcéral. Car la finalité de la prison ne devrait pas être de casser les personnes mais de les préparer à une vie normale. Même s’il en coûte. Dans l’intimité de la lecture, toute personne s’identifie aux personnages, s’échappe de la réalité pour se construire ou se reconstruire. Il en va de même pour les détenus : la lecture affine leur intelligence émotionnelle et combat le plus grand fléau des prisons, je veux parler de l’ignorance, mère de la récidive.
On pourrait en effet penser que les prisons sont à l’image de la société et qu’en proportion il y a autant de lecteurs, voire plus, puisqu’ils ont davantage de temps. Il n’en est rien. Peu de détenus sont lecteurs car, pour une grande partie, ils doivent passer la barrière de la grammaire, la connaissance des mots, et parfois, la honte de ne savoir ni lire ni écrire. Mais il y a de grands lecteurs. Par grands, je veux dire des personnes qui non seulement lisent beaucoup de textes, mais sont capables de les analyser, de les évaluer, de les annoter, de les vivre, et par conséquent de transcender leur propre condition. Alors, beaucoup plus que leur passé de criminel et que leur motivation au jury Intramuros, ce sont ces personnes-là qui m’ont impressionné lors de ma visite au centre de détention de Saint Martin de Ré.
Au départ, poignées de mains franches et regards interrogateurs. Gêne aussi, de par et d’autre. « Que pensent-ils de ma présence, moi, homme libre dans leur monde clos ? ». « Qu’est-ce qui peut bien faire courir cet écrivain dans une prison ? ». Regards. Regards verticaux. Regards profonds.
Regards du détenu sur mon visage, mes vêtements, mon attitude. Immédiatement, il a compris. Il a compris mon âge, mon statut social, mon intention. Je suis le seul qu’il appelle « Monsieur ». Regards du détenu sur mon silence. Un silence d’écoutant. « Merci d’être venu parmi nous ». Je traduis : « Merci de nous donner simplement de la considération ». Je baisse les yeux. Mon cœur s’emballe. Je me pince l’intérieur des cuisses. Doucement, le cœur. Doucement. Regards d’incompréhension devant la fiction d’un crime. Comment peut-on décrire un crime que, par définition, l’auteur de roman n’a pas commis ? Je réponds que l’auteur s’identifie au criminel jusqu’au basculement. L’auteur ne passe pas à l’acte. C’est justement ce passage à l’interdit qui m’intéresse dans les polars que j’écris. Ce basculement est un grand mystère. Il dépend de l’état psychologique du criminel à l’heure dite, mais aussi de sa trajectoire, de son premier cercle – parents, enfants –, de son deuxième cercle – amis, connaissances –. Parfois même, des conditions dramatiques qui se reproduisent dans la famille deux ou trois générations après (comme dans « Le fond tu toucheras »). Et chaque cas est un cas unique.
Les questions se font plus précises. « Vous partez d’une page blanche ou vous préparez tout avant d’écrire ? ». Alors, ma gorge se serre. Je resitue l’acte d’écrire. Je dis l’enfant que j’étais, tapi sous la table du dimanche, écoutant mon grand-père inventer des histoires. Des histoires toutes simples dont les héros étaient ses voisins ou ses compagnons d’usine, chacun portant un nom et au moins un surnom. Et mon grand-père de raconter et de se bidonner tant et tant qu’il ne pouvait jamais finir ses histoires. Et moi d’écouter, fasciné non par les histoires, mais par le don d’inventer des histoires. Plus tard je serai écrivain, si je mens je vais en enfer. En enfer ou en prison.
Les visages se détendent. Je vois des détenus, des durs, redevenir enfants. Oh, une seconde, pas plus. J’explique que depuis ce temps je ne peux m’empêcher de mettre en scène des moments dramatiques mêlés de dérision. C’est ma façon à moi, d’être debout, de ne jamais considérer les choses sérieuses comme définitives et les hommes sérieux comme éternels, et moi le premier. J’explique que je ne juge jamais mes personnages. Ils ne sont ni tout bons ni tout mauvais. Ils ont des failles, ils hésitent, ils mentent. Ce sont des hommes, quoi. J’explique que je travaille très longtemps avant d’écrire. Trois, quatre, cinq ans. Si j’introduis un SDF, je me dois de vivre avec les SDF, avant tout pour les comprendre, comme dans « Mille et deux ». Si j’introduis un abandon d’enfant (comme dans « Le fruit du doute »), je dois interroger des personnes abandonnées, des femmes qui ont accouché sous X, des parents adoptants. Tous ces détails ne peuvent pas venir spontanément sous la plume. Ils doivent être nourris par des rencontres et être retranscris à leur place dans le texte. Alors je dois structurer mon propos puis me lâcher dans cette structure, forger des mots et surtout des émotions, toutes les émotions sans lesquelles un roman ne serait qu’une suite de phrases sans âme.
Les regards se font plus incisifs. La parole est libre, elle fuse de tous les espoirs de la lecture. Un détenu parle de mon roman, des émotions qu’il a éprouvées, puis il parle de lui-même. Il livre une tranche complète de sa vie passée. Son métier, sa famille, son incrédulité devant le geste fatal, son étonnement d’avoir gardé ses amis. Il feuillette le livre et me dit « Bien. Bien, le livre. Bien, jusqu’au bout. J’avais peur que ça se termine à l’eau de rose, mais à la fin la femme ne revient pas. Elle a bien fait, elle… »
Et tout est resté dans ces points de suspension.
Suspension. Suspens. Je ne saurais jamais pourquoi la femme du roman a bien fait, elle.
On se quitte. Certains regards sont luisants. Le mien aussi. On se dit merci mutuellement comme le paysan gratifie son voisin de l’avoir aidé à rentrer le foin.
Les verrous claquent les uns après les autres, jusqu’au grand portail qui s’ouvre sur l’Océan.
Paris, le 21 juin 2010
Alain BRON
Comment se procurer "Le fruit du doute"
Cet article a été repris dans :
- Polarmania
http://polarmania.over-blog.net/ext/http://alainbron.ublog.com/alain_bron_auteur/blog_index.html
- Noirbazar
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