À propos du
roman « Vingt-sixième étage » [1]
Alain BRON répond aux questions de
Geneviève DAHAN-SELTZER,
chercheur associé au Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique (LISE/CNAM/CNRS),
directrice de publication de « Sociologies pratiques »
Paris, 27 septembre 2013
-- Tout d’abord, pourquoi ce titre « Vingt-sixième étage » ? À quoi renvoie-t-il ?
-- Dans le roman, c’est la direction de l’entreprise qui est située au vingt-sixième et dernier étage dans la tour de bureaux. Cette hauteur porte encore la symbolique du pouvoir. À l’image des organigrammes où le chef est toujours en haut et les sans grade en bas.
-- "Vingt-sixième étage" est la chronique d'une entreprise, de son apogée à sa chute. Pourquoi un roman et non un essai pour faire suite à celui écrit il y a quelques années avec Vincent de Gaulejac [2]?
-- Mon expérience de consultant en management dans différentes entreprises du CAC 40 représentait un matériau solide. Mais l'expérience personnelle ne fait pas une thèse sociologique. L'expérience ne fait pas non plus le romanesque. Et l'accumulation d'anecdotes, même drôles, ne fait pas un roman. C’est paradoxalement la fiction qui se rapproche le plus de la vérité, j’ai donc imaginé une histoire qui permet, je l’espère, à beaucoup de se reconnaître et à ceux qui ne connaissent pas l’entreprise de comprendre un peu mieux le monde de la production.
-- Que faut-il penser du personnage de l'aveugle ? Un Tirésias moderne, au destin à la fois singulier et universel ?
-- C’est un personnage en contrepoint des dirigeants, de ceux qui ont le pouvoir. Sa fonction dans l’entreprise est modeste mais son «point de vue», si j’ose dire, est indispensable, vital, libre. Celui d’un homme au-dessus des vanités ordinaires. Il "voit" beaucoup mieux que les managers, prisonniers de leur rôle. L'épisode sur son passage à la télé est une parabole. Alors que tout est fait dans l'entreprise pour saturer les médias d'informations économiques, lui, tranquillement, prononce une phrase qui fera date, car elle va traverser toutes les couches sociales et arrive à semer le trouble jusqu'aux actionnaires.
-- Le roman met en scène des protagonistes de différentes conditions. Vous les montrez dans leur travail, ce qui est naturel pour un roman qui parle de l'entreprise, mais aussi et surtout dans leur sphère privée. Un parti pris ?
-- Oui, car ce qui définit un individu n’est pas uniquement sa fonction professionnelle. Rien ne ressemble plus à un directeur financier de grande entreprise qu’un autre directeur financier. En revanche, dans le privé, les singularités (parcours de vie, origines, goûts, choix) différencient une personne d’une autre. Et surtout, je voulais montrer à quel point le domicile n’est plus, aujourd’hui, un espace protégé. La frontière travail-privé est devenue ténue, voire poreuse. L'entreprise pénètre dans la sphère personnelle des salariés non seulement par les nouvelles technologies (ordinateurs, téléphones portables souvent offerts par l’entreprise...), mais aussi envahit l'imaginaire des salariés, tous les salariés, qu'ils soient sans grade ou managers. L'entreprise alimente les conversations familiales, influe sur les projets domestiques, peuple les rêves ou les cauchemars. Il m'a semblé intéressant de faire parler les proches, ils ont un recul que les salariés ne peuvent pas avoir. Ils portent une parole d'autant plus énervante, qu'au fond, ils ont souvent raison. Mais comme ils n'ont pas droit au chapitre, on les envoie promener. Le pouvoir d'entreprise passe par la captation de l'imaginaire du salarié, et le déni de ceux qui n’en font pas partie. ("Tais-toi, tu ne peux pas comprendre")
-- Vous montrez sous différents angles, comment le système de management se met en place et comment il se conforte. Est-ce la force de ce système qui rend les managers atones ?
-- Ils n'ont pas beaucoup le choix [3]. S'ils parlent, s'ils critiquent le système, ils perdent le pouvoir et les avantages liés à leurs fonctions. Il est intéressant de remarquer que les managers fabriquent l’organisation et sont sécrétés par l’organisation. Ils sont à la fois la cause et la conséquence de cette même organisation. Et quand, au pouvoir, s’ajoutent des avantages en argent (les bonus) et en voyages (les miles), entre autres, il est plus délicat de rester objectif. Plus difficile de résister à l’illusion de vivre intensément et d'accumuler un capital personnel même minime.
-- Mais la médaille a tout de même un revers...
-- Bien sûr, ne plus être manager est ressenti comme intolérable. Cependant le processus mental de la perte est très complexe. Vous savez, pour un patron, exclure des directeurs n’implique aucune honte. L’arbitraire peut même être assimilé comme la marque du pouvoir. Mais c'est un calcul à très courte vue. On pourrait croire que la peur de perdre des avantages justifie l'arbitraire. Il n'en est rien. Les managers aujourd'hui sont parfaitement conscients du risque qu'ils encourent à perdre leur rôle, leur statut, voire leur emploi. Cette possibilité est devenue normalité. Elle n'est pratiquement jamais remise en cause au sein de l'entreprise avant les licenciements. C'est seulement quand les "licencieurs" se retrouvent licenciés que la prise de conscience s'opère, mais trop tard. Vincent de Gaulejac [4], mais aussi Eugène Enriquez [5], ont très bien montré ce phénomène psychique. Il s'est amplifié d'année en année. Licencier, même quand la société se porte bien, tend à devenir une norme. En tout cas, tout est fait pour dédouaner la décision. Là entre en jeu la communication d'entreprise.
-- On a l'impression, en lisant votre roman, que les personnages de pouvoir ne réalisent pas leur pouvoir. N'est-ce pas le cas pour la communication, les RH, la finance, le marketing, entre autres ?
-- Les professionnels ne peuvent pas réaliser leur véritable pouvoir puisqu’ils n'interviennent que dans une seule facette de la production. Ils exercent leur métier le mieux possible, et, à l'évidence, trouvent leur légitimité dans le travail bien fait. Seulement, il y a un hic, un gros hic. L'individualisation à outrance [6] de la performance crée des silos, des incompréhensions, voire de la défiance entre directions, départements et services de différentes disciplines. Il est à noter que les fonctions transverses ont de plus en plus de mal à être écoutées par les métiers de production. Tout est dans la réussite personnelle et dans la réussite contre l'autre. La pratique managériale d'aujourd'hui n'a pas encore compris qu'une entreprise gagne collectivement, et qu'en conséquence, les règles doivent être collectives.
-- C'est l'un des paradoxes des méthodes managériales d'aujourd'hui. Si ces méthodes se révèlent très performantes, elles montrent aussi leur fragilité. N'est-ce pas l'un des enseignements du roman ?
-- Oui. Une société en apparence florissante peut chuter lourdement à cause d'une succession de petits riens, d'actes dérisoires, d'événements inattendus [7]. Un système peut craquer sous sa propre épaisseur... Et comme toujours, le facteur humain en est la principale cause...
-- Ne pensez-vous pas que l'entreprise vit de plus en plus dans l'oubli de l'humain ?
-- Le primat du chiffre a tendance à faire disparaître toute considération humaine. Et ceux qui tentent une approche plus sociale sont taxés de faiblesse. Renouer avec l’attention à ce qui nous entoure [8], la sensibilité, la vigilance, l’intuition, la passion, avec toutes ces choses qui ne se mesurent pas, tel est aussi le sens du roman. J'ai tenté de dépeindre des êtres vivants, complexes au-delà de leur fonction dans l'entreprise, au-delà des cases dans lesquelles on les enferme.
-- Le PDG notamment... Il y a une étonnante scène avec un SDF.
-- On peut être égoïste et éprouver de la compassion pour un malheureux. On peut être tyrannique et aimer promener sa fille dans la nature. On peut caresser le projet de devenir n°1 mondial et pratiquer l'autodérision au golf face à plus fort que soi.
-- D'après vous, quelle est la qualité manquante dans l'entreprise aujourd'hui ?
-- Il faut croire en l'intelligence collective. Faire confiance.
-- Le livre est fait aussi de confrontations entre des mondes différents : l'Amérique et la France, les voyants et les aveugles, les managers et les salariés. Est-ce la source de la dynamique propre à ce roman ?
-- Lire, c'est comme partir en voyage sans destination précise, quitter la route principale, se perdre, se décourager parfois, mais surtout faire des rencontres. Écrire, c'est donc permettre au lecteur cette aventure, c'est rechercher les confrontations inattendues. Et le monde de l'entreprise en donne souvent l'occasion. Il suffit de lever le nez de son clavier d'ordinateur et d'aller vers l'autre. J’ai construit ce roman comme un roman policier qui, justement, se nourrit de confrontations.
--Même si le sujet est grave, vous recourrez à l’humour comme dans vos précédents romans.
-- Je pratique l’humour comme une respiration, une bouffée d’air qui allège la réalité. Et comme chacun sait, l’humour n’étant pas la caractéristique première des ouvrages de sociologie, même si leurs auteurs n’en manquent pas, j’ai opté pour le roman.
Références
[1] : « Vingt-sixième étage », Alain BRON, In Octavo éditions, septembre 2013-09-27
[2] : « La Gourmandise du Tapir », Alain BRON & Vincent de GAULEJAC, Desclée de Brouwer, 1995
[3] : « Entre l’enclume et le marteau – Les cadres pris au piège », Jean-Philippe BOUILLOUD, Seuil, 2012
[4] : « La société malade de la gestion », Vincent de GAULEJAC, Seuil, 2005
[5] : « Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise », Eugène ENRIQUEZ, Desclée de Brouwer, 1997
[6] : « La société des individus », Norbert ELIAS, Fayard, 1991
[7] : « Prédictibilité : le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? », Edward LORENZ, conférence à l'American Association for the Advancement of Science, 1972
[8] : « Sortir de la souffrance au travail », Christophe DEJOURS, Article paru dans Le Monde, 22 février 2011
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Bibliographie d'Alain BRON :
http://alainbron.ublog.com/alain_bron_auteur/bibliographie/index.html
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