« Vingt-sixième étage » : note de lecture pour la revue "Sociologies pratiques" (à paraître printemps 2014)
par Philippe Pierre, sociologue, consultant, co-directeur du Master de Management Interculturel de l’Université Paris-Dauphine.
On sait que tout pouvoir est une conspiration permanente et que l’on ne rencontre guère, pour se dire satisfaits du pouvoir, que ceux qui y participent.
Le tout dernier roman d’Alain BRON, Vingt-sixième étage [1], éclaire ce jeu croisé et inégal des dominés et des dominants dans nos univers quotidiens de travail. Dans ce livre saisissant et captivant, la pratique de romancier d’Alain BRON est à mettre pleinement en rapport avec le projet intellectuel de Sociologies Pratiques qui, dès son origine, a été de chercher à être une revue qui confronte les réflexions des professionnels de terrain et les résultats des recherches et des enquêtes les plus récentes. Tout comme ce roman participe d’une révélation anthropologique en clair-obscur de certains de nos fonctionnements, il s'agit bien de contribuer, dans ces colonnes, à la compréhension de notre monde en mouvement et d’instituer un débat critique entre des acteurs formés à la sociologie, des chercheurs et des universitaires engagés.
Peut-on faire une anthropologie de qualité lorsqu’on appartient à la société qu’on étudie ?Alain BRON - qui a occupé des fonctions de dirigeant en France, aux Etats-Unis, en Suisse et a été représentant de la France et des constructeurs informatiques européens dans les organismes de normalisation au milieu des années quatre-vingt - le prouve. Car c’est bien là une des forces de son roman que de nous faire pénétrer dans des mondes du travail contemporain où chacun contribue aux représentations de la domination et où chacun construit également son identité sociale sur plusieurs niveaux d’exposition. Avec ce roman, nous sommes présents là où se déploient les multiples « provinces du moi » de cadres et de dirigeants comme éparpillés en une pluralité de discours possibles et aussi là où « les gens souffrent », « là où il y a un trop grand décalage avec la réalité », « là où la complexité devient trop forte », « là où il y a une lutte des places » [2]…
Max WEBER nous a rappelé que l’acteur social « sent » de façon imprécise le sens « visé » de ses actions, « plus qu’il ne le connaît vraiment ou ne le pense clairement »[3]. Le roman d’Alain BRON épouse cette démarche du sociologue professionnel quand celui-ci, en ayant accès à un « terrain » peu accessible, caché, secret, s’intéresse autant à ce que les gens disent (et lui disent) qu’à ce qu’ils font (sans lui dire). Romancier, administrateur de théâtre, le parcours éclectique d’Alain BRON l’a conduit à cette acuité rare du regard et à coopérer avec de grands noms de la psychosociologie et de l'économie politique (Eugène ENRIQUEZ, Vincent de GAULEJAC avec lequel il a écrit « La Gourmandise du Tapir » ou Laurent MARUANI " avec lequel il a produit « La Démocratie de la Solitude ").
Sans cesse aux prises avec la nécessité de montée en généralité au-delà du cas personnel, on sait qu’il revient au sociologue-professionnel de peser – en contexte - les cohérences ou ruptures biographiques. Pour parvenir à une connaissance, « il faut », disait Georg SIMMEL, « que nous puissions reproduire en nous-mêmes les états de conscience d’autrui »[4]. C’est tout l’art de Alain BRON d’opérer des travaux de reconstruction du sens qui font apparaître que les comportements des acteurs sont souvent étrangers aux arguments que les individus prétendent eux-mêmes donner pour soutenir leurs jugements. Le roman au laser de Alain BRON ne propose pas une théorie de « la société » mais vise plutôt des descriptions des dimensions imaginaires des élites dominantes qui soient éclairantes, c’est-à-dire non redondantes avec ce que nous savons déjà par la pratique. Ce roman très documenté participe d’un projet authentiquement sociologique qui est de ne pas épouser comme telles les formulations du sens commun mais de sans cesse les travailler et les déconstruire. Un non-voyant et son chien sont là pour souligner la cécité des « yeux de la tête » de l’entreprise, un DRH pour nous rappeler ce risque sourd, constant et obsédant de déchoir, d’être déclassé et de ne plus appartenir à un monde « moderne » où, par delà les discours, le chef est toujours en haut et les sans grade en bas…
Parce que l’on ne peut changer le monde en restant simplement à son écoute, nous discernons aussi, en creux, dans le roman de Alain BRON, une invitation faite à chacun de casser les silos et de prendre part à une organisation apprenante fondée sur ce pari étrange que chacun est porteur d’un savoir dans une organisation et que c’est à partir de ce constat simple qu’il convient, en réalité, de bâtir nos actions. Le beau livre d’Alain BRON débute par cette citation de Michel FOUCAULT : « quand bien même tu n’exerces pas le pouvoir, tu peux tout de même être souverain »[5].
Philippe Pierre ( www.philippepierre.com )
[1] : A. BRON, Vingt-sixième étage, In Octavo Editions, 2013.
[2] : A. BRON, Vingt-sixième étage, In Octavo Editions, 2013, p. 137.
[3] : M. WEBER, Economie et société, Agora, 1956, p. 36.
[4] : G. SIMMEL, Les problèmes de la philosophie de l’histoire, PUF, 1984, p. 86.
[5] : M. FOUCAULT, Dits et écrits, Gallimard, 2001.
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Bibliographie d'Alain BRON :
http://alainbron.ublog.com/alain_bron_auteur/bibliographie/index.html
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