Commentaire de lecture paru dans la nouvelle revue de Psychosociologie (n°17 - 2014/1)
Alain Bron,
Vingt-sixième étage,
Paris, In octavo, 2013
Dans Vingt-sixième étage, Alain Bron nous fait vivre au rythme haletant d’une entreprise de services multimédias, située dans le quartier de la Défense à Paris. Comme si on y était : pour ceux qui connaissent l’entreprise, c’est criant de vérité, pour les autres, c’est crédible, même s’ils se demandent parfois si ce monde est réellement aussi cruel.
Vingt-sixième étage a la force du cinéma. C’est vivant, rapide et cela traite immédiatement de l’essentiel. Les protagonistes sont toujours en mouvement. On les voit, on les comprend, on les entend.
C’est un roman vrai, parce qu’on est tout de suite pris par les personnages, tous attachants. Un aveugle qui voit, comprend et dit les choses. Un pdg qui broie, licencie et ne veut pas envisager le sens et les conséquences de ses actes. Et des managers et des salariés qui survivent comme ils peuvent dans des jeux sociaux et professionnels dont ils ne maîtrisent pas grand-chose. Tous ces personnages nous sont vite familiers, avec leurs plaisirs et leurs craintes, leurs sentiments et leurs croyances, dans les relations de travail comme dans leur vie amoureuse. Le style narratif de l’auteur, chronologique, avec à chaque chapitre le récit à partir d’un personnage, nous tient en haleine. Suspense garanti, grâce à la trame feuilleton et des dialogues très vifs et très réussis, même si parfois ce qui est mis dans la bouche de certains protagonistes relève plus du discours militant construit que de la forme orale. À la différence d’autres récits prévisibles, ici on ne sait jamais quelle tournure vont prendre les événements.
Comme lors de cette grève dure, avec destruction du hall d’accueil pour s’opposer aux licenciements, où le personnage central, le salarié non-voyant, déclare devant la caméra aux journalistes : « Le profit à court terme rend le patronat encore plus aveugle que moi. Aucune raison économique ne peut justifier les délocalisations et les licenciements. Outre le préjudice industriel que le groupe mms va subir, les annonces d’aujourd’hui sont simplement indécentes sur le plan social… » Déclaration qui va faire le tour des médias et passer ensuite en boucle sur certaines chaînes de télévision pour propulser ce salarié à la place de héraut des exploités et des laissés-pour-compte. On l’aura compris, ce personnage non-voyant est une vraie trouvaille de l’auteur, qui cette fois ne signe pas un roman policier, mais une fresque sociale du monde du travail au xxie siècle.
Il n’est pas inutile ici de rappeler qu’Alain Bron a publié de nombreux romans policiers, mais aussi des essais et des nouvelles, tout en menant une carrière en entreprise comme cadre dirigeant et consultant en management. Il a donc vécu et observé ce dont il parle. Cette fois, l’auteur fait œuvre de sociologue et de psychologue, en nous épargnant le jargon scientifique, pour nous faire éprouver, de l’intérieur, les drames des temps modernes.
De quoi s’agit-il ? D’un mal devenu banal : la domination sans partage de la logique financière, au niveau mondial. Dans ce roman, l’entreprise, filiale française d’un groupe multinational, se voit contrainte par la maison mère de licencier des centaines de personnes à un moment où, paradoxalement, les résultats et les bénéfices sont là. Incompréhension, révolte, lutte de tous contre tous, à quelques exceptions près… mais ne dévoilons pas les subtilités de ce livre. L’auteur est bienveillant, mais pas militant binaire : les bons et les mauvais, le grand capital et les honnêtes travailleurs…
Une tragédie grecque en quelque sorte, avec, à la place des dieux et des demi-dieux soumis à un destin inexorable, des salariés et des managers désorientés, perdus, privés de leurs moyens de subsistance. Avec comme différence que la cause ici n’est pas divine, ni naturelle, mais humaine. C’est l’âpreté et l’avidité de certains dominants, souvent dans l’ombre, et réclamant des revenus toujours en hausse, qui ruinent les gens. Présenté ainsi, cela peut paraître caricatural. En réalité, tout le monde n’est pas touché de la même façon. Certains collaborent et ont une part du gâteau, d’autres s’opposent avec ou sans les syndicats, et la majorité assiste médusée à une casse programmée de ce qui faisait le travail et la protection sociale.
Les habitués de Bourdieu, Foucault et Castel n’apprendront rien de nouveau au niveau de l’analyse, mais apprécieront la prouesse de l’auteur comme metteur en scène de ces nouveaux psychodrames sociaux vécus et éprouvés de l’intérieur. Balzac lui-même n’a-t-il pas songé au titre « Études sociales » pour ce qui allait devenir sa Comédie humaine ? Les sociologues depuis Durkheim ont toujours cherché à étayer leurs théories sur des hypothèses et des enquêtes là où la littérature tentait de créer un monde et de le faire vivre à ses lecteurs. Cette dualité a toujours existé, mais le roman historique ou sociologique gagne aujourd’hui du terrain et pourrait connaître de nouveaux succès. Un nouveau genre fait son apparition : le roman basé sur des théories philosophiques ou psychanalytiques et évoquant des faits réels, à peine romancés. Par exemple, les ouvrages du psychiatre américain Irvin Yalom Et Nietzsche a pleuré (2007), Le problème Spinoza (2012) ou encore La méthode Schopenhauer (2008) ; plus près de nous, de Tobie Nathan, Mon patient Sigmund Freud (2006) et, de Tom Keve, physicien anglais, Trois explications du monde (2010), sans oublier L’invention de nos vies de Karine Tuil (2013). Ces livres nous font vivre des vies et des événements passionnants tout en stimulant notre désir de connaissance. Dans la même veine du renouveau du concret, signalons un projet courageux, à l’initiative de Pierre Rosanvallon : « Raconter la vie », dans le Parlement des invisibles (2014), où il incite tout le monde à écrire son récit de vie pour construire collectivement leroman vrai de la société. Espérons alors qu’Alain Bron poursuive dans cette voie du roman sociologique vivant."
Sylvain Ohayon
Psychosociologue-consultant
Lien vers CAIRN Info :
http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2014-1-page-207.htm
"Vingt-sixième étage" dans les médias :
http://alainbron.ublog.com/alain_bron_auteur/2013/09/vingt-sixi%C3%A8me-%C3%A9tage-dans-les-m%C3%A9dias.html
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Bibliographie d'Alain BRON :
http://alainbron.ublog.com/alain_bron_auteur/bibliographie/index.html
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