Le tiers-lieu culturel "Dans le ventre de la baleine", situé au château d'Avaray (Loir-et-Cher), m'a posé une drôle question :
"A quoi sert (encore) l'art en temps de crise sanitaire ?"
Ma réponse, ainsi que celles de plusieurs représentants du monde de l'art, se trouve sur le site de l'association, ici :
https://www.dansleventredelabaleine.com/traces-crises
En voici le texte qui s'intitule "A rien, sauf à l'essentiel" :
A rien, sauf à l’essentiel
par Alain Bron Écrivain, directeur artistique de L’Art en chemin
Château d’Avaray – 1 rue de la Place – 41500 Avaray (Loir-et-Cher)
À quoi sert l’art ?
Servir ? Le terme renvoie au serviteur qui accomplit des tâches pour son maître. À la question « à quoi sert l’art ? », je vais me demander si l’art m’apporte quelque chose d’utile, s’il vient combler mes désirs ou s’il est d’une utilité quelconque dans la maison humaine.
D’emblée, je peux légitimement considérer que l’art ne sert à rien. Après tout, jusqu’à la crise sanitaire, il était clairement mal vu. Je n’ai pas vu beaucoup de parents qui incitaient leurs enfants à devenir artistes. Et pour cause, Platon, l’Église et Marx leur ont donné raison. À leur manière, ils ont jugé l’art futile pour l’homme aussi bien que pour la société.
Ce vieux Platon souhaitait interdire aux artistes l’accès à la Cité, car ils ne « servaient » à rien, n’étant que des illusionnistes sans raison d’être. L’Église a excommunié les artistes à tour de bras. Marx, lui, considérait qu’il n’y avait pas un « esprit de créativité artistique », mais uniquement une réalité matérielle. Circulez, l’art n’est qu’une marchandise !
Je ne m’étonne donc en rien qu’une majorité de la population réduise l’Art à sa seule dimension de loisir consommable.
(encore)
Pourtant, je pense que la véritable mission de l’Art est toute autre. En écrivant mes romans, je contribue modestement à la santé de la société. Comment ?
La littérature (comme les autres arts) est subjective. Elle amène les lecteurs à remettre en question leur compréhension et leur vision de la réalité.
Un texte (une toile, une sculpture…) doit interroger, voire déranger, dans notre rapport au monde, il doit nous apporter une réflexion et provoquer des émotions. Ainsi, l’Art m’apparaît comme un espace où les individus sont amenés à partager une expérience sensible et non comme une seule représentation du « beau ». D’ailleurs, l’Art ne réside pas uniquement dans les chefs-d’œuvre dus à quelques génies. Toute activité humaine, si humble soit-elle, renferme une parcelle d’art. Puisque le beau peut se trouver en toute chose, l’art joue son rôle à tous les instants de notre vie. Il intervient dans le foyer, qu’il rend plus chaud et plus aimable ; il transforme l’école, qui devient accueillante et douce. J’ai eu la chance inouïe d’avoir une mère italienne. Dès ma petite enfance, elle m’a fait apprécier le beau partout où il se trouvait. Et ne m’opposez pas l’argument de l’héritage bourgeois, ma mère appartenait à une famille immigrée très modeste d’ouvriers et de paysans. Toute ma vie, j’ai affûté ce goût du beau. Pourquoi ? Parce qu’il me rend heureux.
L’Art, par le simple fait d’être comparé d’une personne à une autre, est un formidable moyen de lien social. « – Tu as aimé ce roman (ce tableau, cette pièce, cette chanson…) ? – Je préfère l’ouvrage précédent ». L’Art aide à se comprendre et à comprendre l’autre.
Pour ajouter aux bienfaits que provoque l’Art, je dois citer l’enseignement artistique qui renforce la créativité, l’esprit critique, la confiance en soi, les compétences en matière de communication et de coopération, l’empathie, la concentration, la capacité à comprendre le point de vue des autres, et bien d’autres aptitudes qui permettent de construire une identité personnelle et collective, et d’aborder la tolérance et la différence culturelle. Bien sûr, on peut ne pas me croire et rester en dehors de tout cela, mais ce serait une faute de goût doublée d’une épouvantable erreur de jugement.
En temps de crise sanitaire
On le sait, le confinement peut constituer un traumatisme durable pour nos esprits. L’isolement prolongé a des conséquences sur notre psychisme et peut provoquer des symptômes de confusion et de colère.
En ce qui me concerne, les matinées et les soirées ont été identiques à l’avant covid19. J’ai écrit le matin, j’ai lu le soir, comme d’habitude. Dans la journée, je me suis mis à réparer des bricoles qui attendaient depuis des années d’être réparées. Seule m’a manquée la présence d’amis, inépuisables sources d’échange et… d’inspiration littéraire. Je ne dirais pas que les écrivains sont indifférents aux confinements, mais presque. Je sais, c’est injuste.
J’avoue – sans ricaner – que cette capacité n’est pas l’apanage de tout le monde. La crise a provoqué des angoisses qui se sont trouvées exacerbées par la confusion ambiante (avis de pseudo-experts, fausses informations…) et les statistiques quotidiennes des morts. Un ami m’a avoué que la mise en quarantaine lui donnait l’impression d’être à la merci de forces incontrôlables, et pire, à la merci d’autrui. Pour ceux qui ne sont pas habitués à l’introspection, à la rumination, une telle expérience peut susciter des émotions négatives, et dans des cas extrêmes brouiller la frontière entre ce qui se passe dans leur esprit et ce qui se passe réellement autour d’eux.
Mais pour un grand nombre de personnes, le confinement a provoqué sur les réseaux sociaux une multitude de réactions. La plus emblématique se résume à une phrase : « Si tu crois que l’art est inutile, essaie de passer la quarantaine sans musique, sans livres, sans films ou sans peintures ».
Plus que jamais, d’aucuns se sont montrés curieux de tout, se sont intéressés à tout. Un tout englobant le logis et plaçant la famille et l’individu au sein d’une humanité, certes virtuelle, mais d’une extraordinaire diversité.
Et l’Art y a pris toute sa place.
Qui a regardé des films de la cinémathèque, qui a admiré les collections virtuelles des plus grands musées mondiaux, qui a lu ou relu des livres laissés en jachère faute de temps…
D’autres ont créé par eux-mêmes. Ils ont peint, sculpté, photographié, écrit, dansé, chanté, joué… car l’Art permet à l’être humain de devenir acteur et non plus spectateur de sa vie. Était-ce le cas du plus grand nombre ?
Malheureusement non.
Force est de constater que le confinement a amplifié la fracture culturelle.
L’immense majorité des gens, par facilité, a plongé dans le papillonnage, le clip violent, la lecture en diagonale, le divertissement vulgaire, toute une soupe d’images et de sons amplifiée par les réseaux sociaux et ponctuée par des publicités ciblées. Seule une minorité, toujours la même, a dégusté des films, des spectacles, des musiques, des livres, lentement et confortablement, sur écran ou non, sans pression, pour le plaisir.
Mais pour quelle raison profonde cette dernière population s’est-elle rapprochée de l’art comme première nécessité ?
Je crois que c’est pour une raison vitale : lutter contre les idées noires, éloigner la mort. Car, « L’Art est un anti-destin » selon André Malraux. Chacun connaît son destin final et le repousse le plus tard possible. L’Art, en crise sanitaire, permet d’adopter une multitude de vies différentes de la sienne. Et cette multitude trompe la mort qui rôde dans la rue, qui tue dans les hôpitaux et les Ehpad.
Et après la crise ?
Après la crise, vite de l’Art ! Il va grandement aider à la resocialisation. Cependant, pour ses bienfaits, j’ai la conviction que l’art doit être accessible à tous, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Il s’agit donc, collectivement, de permettre une refonte du rapport entre l’art et la société. Car on n’entre pas dans le milieu de l’art comme on pousse les portes d’un supermarché. La méconnaissance des codes esthétiques, l’ignorance des référents historiques comme artistiques n’en finissent pas de maintenir bien vivante cette exclusion culturelle qui sévit entre les groupes sociaux (classe moyenne ou riche, campagnard ou urbain, habitant du tiers monde ou des pays riches, amateur ou connaisseur). Alors, construisons ensemble cette utopie. Retrouvons les principes de l’éducation populaire : libérer l’imagination, l’envie, la créativité et l’audace qui vont permettre la transformation sociale comme personnelle.
Alain Bron, avril 2020
Le texte en format pdf :
Téléchargement A rien sauf à l'essentiel Alain Bron mai 2020
Le texte lu par Gontran Beaudequin à la radio RVM 93.7 - Emission "Matière à réflexion" du 21 mai 2020 :
https://www.radio-valois-multien.fr/emissions/podcasts/5564
Bibliographie d'Alain BRON :
https://alainbron.ublog.com/alain_bron_auteur/bibliographie/index.html
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